L’affaire des « Disparus du Beach »

Jeanne Sulzer [1], vous suivez depuis de nombreuses années l’affaire des « Disparus du Beach ». A quels obstacles la FIDH, la Ligue française des droits de l’Homme et du Citoyen (LDH) et l’Observatoire congolais des droits de l’Homme (OCDH) ont ils eu à faire face au cours de cette longue procédure ?

L’affaire des disparus du Beach de Brazzaville est un dossier qui suscite un intérêt à la fois juridique, politique et diplomatique. Il s’agit de faits de disparitions de plusieurs centaines de personnes au port dit du « Beach » de Brazzaville courant 1999. Au cours du seul mois de mai 1999 des centaines de personnes ont été arrêtées alors qu’elles tentaient de regagner la République du Congo après s’être réfugiées en République démocratique du Congo à cause de la guerre sanglante qui paralysait le pays. Un vibrant appel au retour des réfugiés avait été lancé par le Président Denis Sassou Nguesso promettant qu’aucun mal ne sera fait aux réfugiés qui désiraient regagner leur pays et qu’un couloir humanitaire avait été mis en place à cet effet suite à un accord tripartite entre le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés, la RDC et la République du Congo Brazzaville.

Malheureusement ce fut loin d’être le cas. Les proches des personnes disparues se sont immédiatement mobilisés en enjoignant les autorités à leur donner des informations sur ce qu’il était advenu de leurs parents. Jusqu’à peu, les autorités niaient les disparitions intervenues au Beach et toute tentative de porter plainte devant la justice nationale s’est soldée par un échec consacrant une impunité de fait.

Lorsque des présumés responsables congolais ont été identifiés sur le territoire français, les victimes et les Organisations non gouvernementales congolaises soutenues par la FIDH ont décidé de tout mettre en œuvre pour que justice soit rendue aux victimes devant un tribunal indépendant et impartial.

Une plainte a été déposée contre l’inspecteur général des armées congolaises, Norbert DABIRA, sur le fondement de la Convention de New York contre la torture de 1984, alors présent en France. Une instruction a été ouverte et les magistrats instructeurs ont découvert que de nombreux éléments permettaient de penser que les personnes visées dans la plainte pouvaient être rendues responsables des actes de disparitions au Beach de Brazzaville.

Comme souvent dans ce type de procédure de compétence universelle, les relations politico diplomatiques interétatiques sont déterminantes dans le succès ou la paralysie des dossiers. Dans le dossier du Beach il ne fait plus aucun doute que les plus hautes autorités de l’Etat français et de l’Etat congolais ont joué de concert pour qu’un terme soit mis à la plainte déposée en France. Cette connivence s’est matérialisée de façon extrêmement choquante dans le cas de Jean-François NDENGUE directeur de la police congolaise qui, quelques heures après avoir été placé en détention dans la nuit du vendredi au samedi 2 avril 2004 a été libéré sur la base d’un arrêt de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris rendu en plein milieu de la nuit, le laissant ainsi s’envoler vers Brazzaville avant le levé du soleil. Le propre avocat de JF NDENGUE avait été laissé dans l’ignorance.

Le lendemain le parquet a demandé l’annulation des actes d’instruction pris contre Jean-François Ndengue conduisant la Chambre de l’instruction en novembre 2004 à annuler non pas ces seuls actes mais l’ensemble de la procédure. C’est dans ce contexte qu’est intervenu le pourvoi de l’ensemble des parties civiles devant la Cour de cassation y compris de la FIDH.

Ainsi à côté des obstacles juridiques tenant à la mise en œuvre du principe de compétence universelle en France, la FIDH a eu à faire face a des obstacles d’ordre politique et diplomatique dépassant très largement le dossier des Disparus du Beach.

Que représente pour vous l’arrêt de la Cour de Cassation du janvier 2007 ?

L’arrêt de la Cour de cassation du 10 janvier 2007 est une victoire incontestable du droit sur la politique. Alors que toutes les instructions avaient été données pour qu’un terme soit mis à cette procédure en France, la plus haute juridiction française a décidé au contraire que les conditions initiales ayant permis l’ouverture de l’enquête contre X sur la base de la présence de Norbert DABIRA en France remplissait les conditions légales pertinentes. Ainsi la Cour de cassation a décidé de renvoyer le dossier devant les juridictions de Versailles.

Nous attendons aujourd’hui que le dossier soit audiencé devant la Chambre de l’instruction et espérons qu’un juge d’instruction sera le plus rapidement possible désigné pour que nous puissions, aux cotés des victimes, renforcer le dossier avec les nouveaux éléments dont nous disposons.

L’arrêt de la Cour de cassation marque aussi une victoire au regard de la mascarade de justice orchestrée par les autorités de Brazzaville en juillet et août 2005 devant la chambre criminelle de Brazzaville. Il va s’en dire, et nous n’avons eu cesse de le dénoncer, que le procès organisé au Congo n’avait pour but que de couper court à l‘étau qui était en train de se resserrer sur les responsabilités pénales individuelles de certaines hautes autorités congolaises suite aux investigations poussées des juges d’instruction en France. Ce simulacre de justice s’est d’ailleurs soldé par l’acquittement pur et simple de personnes poursuivies et par la reconnaissance d’une responsabilité civile de l’Etat congolais : des « crimes sans auteurs » !

Quelles avancées jurisprudentielles constitue l’arrêt de la Cour de cassation, notamment sur la question de la compétence extraterritoriale des juridictions françaises ?

L’arrêt de la Cour de cassation a cassé et annulé « en toutes ses dispositions » la décision du 22 novembre 2004 de la Chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris qui avait annulé l’intégralité de la procédure des « Disparus du Beach » de Brazzaville et a ainsi rappelé l’importance de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire et ce faisant a rétabli un équilibre en faveur du droit.

La Cour de cassation a confirmé que la justice française était compétente pour poursuivre et réprimer les auteurs de crimes de torture qui ont conduit au massacre de plus de 350 personnes au Beach de Brazzaville en avril et mai 1999.

Se faisant la Cour de cassation a admis qu’un réquisitoire introductif pris contre X sur la base de la compétence universelle des juridictions françaises était valable dès lors que dans les documents annexés au dit réquisitoire il était démontré la présence sur le territoire de la République d’un auteur présumé de torture à savoir, dans le cas présent, Norbert DABIRA. La Cour confirme que le magistrat instructeur dans un tel dossier a la faculté, comme dans tous les autres dossiers pénaux, de poursuivre in rem une fois que sa compétence est démontrée et que l’exercice de la compétence universelle en France ne comporte donc pas de dérogation à l’article 80 du code de procédure pénale qui est d’application générale.

Y a t-il, d’après vous, une chance de voir évoluer une jurisprudence contestable sur l’immunité dont bénéficient les chefs d’Etat en exercice ?

Dans ce dossier les magistrats instructeurs avaient demandé que soit entendu dans le cadre de l’enquête en cours le président congolais Denis Sassou Nguesso. Le 18 septembre 2002, le juge d’instruction, conformément à l’article 656 du code de procédure pénale, a adressé aux ministres français de la Justice et des Affaires étrangères une demande de "déposition écrite" du Président congolais, à l’occasion de sa visite en France. Selon les propres dires des autorités françaises, cette demande ne lui aurait jamais été transmise.

Il est clair qu’aujourd’hui la mise en œuvre de la responsabilité pénale individuelle des chefs d’Etat en exercice continue d’être semée d’embûches au niveau national.

Par contre devant les juridictions pénales internationales, que ce soit devant le Tribunal pénal pour l’ex Yougoslavie à l’encontre de Slobodan Milosevic, devant le Tribunal spécial pour la Sierra Léone à l’encontre de Charles Taylor ou encore devant la Cour pénale internationale sur le fondement de l’article 27 du Statut de Rome, aucune immunité ne peut faire obstacle à la poursuite des dirigeants en exercice lorsqu’ils sont présumés avoir commis des crimes dits « internationaux ».

La route est encore longue pour qu’une telle responsabilité soit mise en œuvre devant les tribunaux nationaux. La mort de Augusto Pinochet a empêché, in extremis, qu’un procès par contumace soit ouvert en France et ce bien que de nombreux éléments permettaient de penser que le magistrat instructeur se dirigeait vers une ordonnance de renvoi et donc vers une mise en accusation historique à la fois pour les victimes chiliennes mais aussi, à titre d’exemple, pour toutes les victimes de ces crimes atroces.

La justice internationale est une justice qui comporte de nombreux obstacles mais la détermination des victimes et les ONG qui les soutiennent est telle que je reste fortement optimiste pour le futur.

Il est aujourd’hui clair qu’il ne saurait y avoir de paix sans justice. Les situations d’impunité, où qu’elles soient dans le monde, sont sans cesse remises en cause et la justice tôt ou tard doit vaincre afin qu’une paix durable puisse s’installer et qu’une réconciliation puisse intervenir.

Notes

[1] Jeanne Sulzer est avocate à la Cour et coordonne le Groupe d’action judiciaire de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme)

date de publication : 22 mars 2007

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