Projet de loi d’adaptation
Sur le nouvel article 689-11 du Code de procédure pénale adopté par le Sénat
Publié le 25 septembre 2008
Pourquoi l’Assemblée nationale doit modifier le texte adopté par le Sénat.
Le Sénat a inséré dans le code de procédure pénale un article 689-11. Celui-ci élargit la compétence territoriale des tribunaux français afin de permettre la poursuite et le jugement des auteurs de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis à l’étranger.
La CFCPI se réjouit qu’en introduisant cette disposition, le législateur reconnaisse la nécessité et le devoir pour notre pays de juger les auteurs des crimes les plus graves. Mais elle déplore que ce mécanisme de compétence extraterritoriale, fondamental dans la lutte contre l’impunité, ait été vidé de sa substance par la mise en place de quatre conditions cumulatives excessivement restrictives. [*Ces quatre conditions constituent autant de verrous*] qui rendront pratiquement impossible la mise en œuvre de cette disposition :
1. l’exigence de résidence habituelle sur le territoire français de l’auteur des faits ;
2. la double incrimination ;
3. le monopole des poursuites par le parquet ;
4. l’inversion du principe de complémentarité.
Aucun autre système juridique en Europe n’accumule autant d’obstacles à la poursuite des criminels internationaux. Seule la présence du suspect sur le territoire national est le plus souvent requise afin d’éviter les procédures in abstentia. La France se singulariserait de manière regrettable parmi les Etats européens en ne modifiant pas le texte adopté par le Sénat.
La CFCPI demande la suppression de ces conditions afin que les crimes du Statut de Rome soient soumis au même régime procédural que les autres crimes pour lesquels est déjà admise une compétence extraterritoriale des juridictions françaises, c’est-à-dire une condition de simple présence de l’auteur des faits sur le territoire français (article 689-1 du Code de procédure pénale).
[*• La condition imposée est incohérente avec le droit existant qui prévoit la poursuite des auteurs de crimes internationaux dès lors qu’ils « se trouvent » en France
• Elle manifeste une bienveillance du législateur qui s’accroît avec la gravité des crimes poursuivis
• Elle risque d’être pratiquement impossible à réaliser*]
Tel qu’adopté par le Sénat, le nouvel article 689-11 du Code de procédure pénale ne permet pas de poursuivre l’auteur des faits qui « se trouve » sur le territoire français, comme dans les articles 689-1 à 689-10, mais seulement celui qui « réside habituellement » sur ce territoire.
La condition de « résidence habituelle » est contraire à la position constante du législateur français concernant les crimes internationaux.
Les conventions internationales dont l’objet est de permettre la répression des crimes les plus graves retiennent la formule selon laquelle la personne suspectée doit « se trouver sur le territoire » de l’Etat partie pour activer la compétence extra-territoriale des juridictions de cet Etat.
L’article 689-1 du code de procédure pénale reprend ainsi cette formule qui s’applique à tous les crimes énumérés aux articles 689-2 à 689-10, notamment les crimes de torture ou actes terroristes. Ainsi, plus d’une vingtaine de procédures fondées sur ce principe sont en cours devant les juridictions françaises pour des faits relevant de crimes de torture. [1]
Ce critère de simple présence de l’auteur des faits sur le territoire français est également prévu pour les auteurs de crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre commis pendant le conflit de l’ex-Yougoslavie ou pendant le génocide rwandais.
Enfin ce même critère est également prévu dans la Convention internationale sur les disparitions forcées dont le législateur vient de voter la ratification (loi du 17 juillet 2008) : en application de cette convention les tribunaux français seront compétents pour connaître des cas de disparitions forcées commis à l’étranger « lorsque le présumé coupable, quelle que soit sa nationalité ou celle de ses victimes ainsi que le lieu de commission de l’infraction, se trouve sur un territoire sous sa juridiction ».
Les crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre sont, selon le préambule du Statut de Rome, les « crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale ». Ainsi situés au sommet de la hiérarchie des infractions internationales énumérées aux articles 689-2 à 689-11 du Code de procédure pénale, rien ne peut justifier que le législateur manifeste à leurs auteurs une bienveillance accrue en mettant des obstacles supplémentaires à leurs poursuites.
Alors qu’un individu suspecté du crime de torture peut être arrêté et poursuivi à l’occasion de son passage en France, celui suspecté de génocide ou de crime contre l’humanité pourra circuler librement tant qu’il n’aura pas l’idée de s’installer durablement. Appliquer la condition de « résidence habituelle » revient ainsi à mieux traiter celui qui a déclenché la vague de tortures et d’assassinats constitutifs de crimes contre l’humanité, que l’auteur des tortures.
Par ailleurs, alors que les juridictions françaises peuvent se reconnaître compétentes dans l’hypothèse du génocide rwandais, il n’en irait pas de même pour des auteurs de génocides commis en d’autres lieux et en d’autres temps. Tandis que les incriminations légales sont les mêmes, l’intervention juridictionnelle serait subordonnée, dans un cas, à la simple présence, et, dans un autre, à la résidence habituelle du suspect. Cette différence de traitement ne s’explique pas.
En l’état du texte voté par le Sénat, un individu suspecté d’avoir commis un génocide, des crimes contre l’humanité ou crimes de guerre pourra aller et venir librement en France sans être inquiété tant qu’il ne s’installera pas durablement sur le territoire français mais se contentera de séjours plus ou moins longs.
La CFCPI craint donc que la condition de « résidence habituelle » ne soit jamais remplie si elle est interprétée, comme dans d’autres domaines du droit, comme la fixation de manière stable, effective et permanente du centre des attaches familiales et intérêts matériels en France. [2]
[*• Par définition les crimes internationaux constituent la violation de valeurs universelles reconnues par la communauté internationale. Instaurer la condition de double incrimination revient à remettre en cause cette universalité.*]
Le Sénat a introduit une condition de double incrimination subordonnant les poursuites en France à la condition que les faits soient punissables à la fois par le droit français et par la législation de l’Etat où ils ont été commis.
Cette condition revient à dire que la France reconnaîtra l’impunité, par exemple, aux auteurs de génocide si le génocide n’est pas pénalement incriminé dans leur propre pays.
La condition de double incrimination n’est prévue dans notre droit que pour les délits et non pour les crimes (article 113-6 du Code pénal) ainsi que dans le cadre très spécifique de la procédure d’extradition, où elle tend d’ailleurs à s’affaiblir progressivement. Elle a notamment été supprimée dans le cadre du mandat d’arrêt européen pour les infractions les plus graves (terrorisme, trafic d’armes et traite des êtres humains par exemple).
Par ailleurs, cette condition n’est exigée dans aucune des dispositions relatives à la compétence extraterritoriale des tribunaux français. La Cour de cassation l’a confirmé notamment pour la poursuite des tortionnaires se trouvant en France (article 689-2 du Code de procédure pénale), en jugeant que les poursuites peuvent être exercées en France « quels que puissent être, [dans l’Etat où les crimes ont été commis], les incriminations existantes en matière de torture, leur délai de prescription ou leur amnistie ». [3]
Le Statut de la CPI ne prévoit pas non plus cette exigence.
Cette condition de double incrimination traduirait par ailleurs un retour en arrière au regard de la compétence des juridictions françaises concernant les crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda. En effet, les lois de coopération avec les Tribunaux pénaux internationaux ne prévoient pas cette restriction.
De plus, le principe de cette double incrimination aurait pour conséquence de soumettre la compétence des juridictions françaises à un ordre législatif étranger dans le cas d’infractions qui relèvent d’une convention internationale ratifiée par la France. Or cette convention implique la compétence de cette dernière pour poursuivre les plus graves crimes du droit international.
La CFCPI recommande de supprimer cette condition qui restreint la compétence des juridictions françaises au-delà des conditions imposées par le Statut de Rome.
[*• Une disposition en contradiction avec la tradition pénale française confirmée par la réforme procédurale de mars 2007
• Un bouleversement des équilibres procéduraux portant atteinte aux droits des victimes
• Une inégalité des citoyens devant la loi*]
Le projet de loi adopté par le Sénat retient en un nouvel article 689-11, alinéa 2, le principe du monopole des poursuites confié au ministère public, supprimant ainsi la possibilité à toute partie civile, personne physique ou morale, de mettre en mouvement l’action publique pour des crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide.
Le monopole des poursuites confié au ministère public s’inscrit dans une rupture radicale avec la tradition pénale française, qui, depuis l’arrêt Laurent-Atthalin, en 1906, permet à toute victime d’un crime ou d’un délit de faire engager des poursuites pénales alors même que le ministère public s’y refuserait. En France, en ce début de XXI ème siècle, les riches débats et travaux légitimement générés par l’abus des constitutions de partie civile [4] n’ont fait que confirmer la volonté de préserver ce droit, tout en l’aménageant pour en prévenir le mauvais usage.
C’est ainsi que le législateur, avec la loi du 5 mars 2007, a maintenu le principe de la mise en mouvement de l’action publique par la partie civile devant un juge d’instruction, en se contentant d’instituer un délai de réflexion, la personne désirant porter plainte avec constitution de partie civile devant attendre durant trois mois l’avis du parquet sur l’opportunité d’engager des poursuites, avant de pouvoir se constituer devant le magistrat instructeur, selon les anciennes modalités procédurales.
Il convient de surcroit de relever que ce filtre n’a été établi que pour les délits [5], donc pour les infractions les moins graves. Il serait donc incohérent que la loi portant adaptation du statut de Rome en droit français remette en cause la possibilité pour les victimes des crimes les plus graves (ou les associations de défense des droits de l’homme) de déclencher directement l’action publique, en confiant le monopole des poursuites au ministère public.
Le monopole des poursuites confié au ministère public constitue « une atteinte grave aux droits des victimes à un recours effectif », comme l’affirmait la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) dans son avis du 15 mai 2003 sur l’avant-projet de loi portant adaptation de la législation française au Statut de la Cour pénale internationale. Et la CNCDH d’ajouter qu’une telle disposition serait d’autant plus inacceptable que « la France s’est activement engagée à la reconnaissance des droits des victimes tout au long des négociations pour l’établissement de la CPI ».
A l’appui de cette affirmation, il convient de rappeler que les seuls procès pénaux d’importance engagés à l’encontre d’auteurs présumés de crimes internationaux l’ont été, en France, sur plainte avec constitution de partie civile initiale. Force est de constater que les parquets français n’ont pas joué, en la matière, leur rôle de défenseurs de l’intérêt général, notamment en refusant de mettre en mouvement l’action publique pour des crimes dont la gravité touche au coeur même de l’humanité.
Le monopole des poursuites confié au parquet pour les crimes les plus graves commis hors du territoire de la République pose la question de la constitutionnalité d’un tel dispositif.
En effet, l’égalité des citoyens devant la loi est un principe constitutionnel affirmé par la Déclaration des Droits de l’Homme et des citoyens de 1789 et par l’article 1 de la Constitution de 1958. Si notre système procédural connaît quelques limitations à la possibilité de plainte avec constitution de partie civile initiale, ces exceptions restent limitées et justifiables au regard de l’exigence jurisprudentielle des « raisons d’intérêt général », la différence de traitement qui en résulte étant en outre en rapport avec l’objet de la loi qui l’établit et se fondant sur des « critères objectifs et rationnels ». Par exemple, si la victime d’un vol de voiture peut mettre en mouvement l’action publique par une plainte avec constitution de partie civile, tout comme la victime d’actes de torture commis à l’étranger, une telle prérogative ne pourra plus bénéficier aux victimes de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocide commis à l’étranger.
Quelles pourraient être les « raisons d’intérêt général », telles qu’admises par la jurisprudence constitutionnelle, justifiant que les victimes de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide n’aient pas le même accès au juge pénal que les victimes d’actes de torture par exemple ?
[*• Le renversement du principe de complémentarité retire aux juridictions nationales l’obligation que le Statut de Rome leur a confiée de juger elles-mêmes, en priorité, les crimes internationaux.*]
Le texte adopté par le Sénat prévoit que les juridictions françaises ne pourront pas être saisies sans qu’ait été préalablement demandé à la Cour pénale internationale de décliner expressément sa compétence, donnant ainsi priorité à cette Cour pour exercer des poursuites contre les responsables de crimes contre l’humanité, génocide et crimes de guerre.
Or dans le système de justice pénale internationale issu du Statut de Rome, le juge de droit commun des crimes internationaux doit être le juge national [6].
Cette disposition est contraire aux articles 17 et 18 du Statut qui donnent aux juridictions des Etats parties la priorité et la responsabilité de poursuivre les auteurs des crimes internationaux, la CPI n’ayant compétence qu’en cas de défaillance des tribunaux nationaux [7].
Pour qu’une affaire soit jugée recevable devant la CPI, il faut que la Cour détermine que l’Etat manque de volonté ou est dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites. Ce n’est donc que dans cette hypothèse et suite à la saisine de la CPI par un Etat partie, par le Conseil de sécurité ou par le Procureur lui-même (propio motu) que la CPI est compétente.
Solliciter de la CPI qu’elle « décline expressément sa compétence » pour poursuivre la personne suspectée de crimes internationaux se trouvant sur le territoire français va donc à l’encontre du Statut de Rome.
[1] C’est par exemple sur la base de sa présence sur le territoire français que les juges français ont poursuivi et condamné à 10 ans de réclusion criminelle le capitaine mauritanien Ely Ould Dah, pour torture et actes de barbarie commis en Mauritanie.
[2] En matière de nationalité : circulaire du 27 avril 1995.
[3] Crim. 23 octobre 2002.
[4] Cf notamment le rapport du groupe de travail présidé par J-C Magendie sur “Célérité et qualité de la justice : la gestion du temps dans le procès", Ministère de la justice, Paris, La Documentation française, 2004.
[5] À l’exception des délits de presse
[6] Voir Antonio Cassese et Mireille Delmas-Marty, Juridictions nationales et crimes internationaux, Paris, PUF, 2002.
[7] Il est à noter que la Cour pénale internationale diffère en ce point des tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, qui, créés par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies en application du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, ont la primauté sur les juridictions pénales nationales, pour enquêter et poursuivre les responsables des crimes de leur compétence.
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