La spécificité des ONG humanitaires vis-à-vis de la CPI

Interview de Françoise Bouchet-Saulnier, Directrice juridique de Médecins Sans Frontières (MSF).

Auteur du Dictionnaire pratique de droit humanitaire. La Découverte. 3 édition. 2006.

1. Le Statut de Rome prévoit la possibilité pour le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), lors de la conduite d’enquêtes, de recevoir des renseignements supplémentaires de la part d’ONG. Quelle est, selon vous, la spécificité des ONG humanitaires vis-à-vis de la CPI ?

Les ONG humanitaires sont présentes sur les terrains de conflit et donc sur des terrains de crime. Leur mission s’inscrit dans une logique de responsabilisation des acteurs de la violence, et de déploiement de secours pour les populations affectées par le conflit. Cette mission est différente de celle des organisations de défense des droits de l’homme dont la fonction essentielle est de dénoncer l’ensemble des violations des droits de l’homme et du droit humanitaire qui peuvent se produire dans un pays de façons massives ou individuelles. La spécificité des organisations humanitaires repose sur leur capacité à dialoguer et à négocier sur le terrain avec les acteurs de la violence pour obtenir des garanties pour les actions de secours au profit de la population. Pour pouvoir remplir cette mission, les acteurs humanitaires doivent être présents sur le terrain au coté des victimes mais également en contact permanent avec des criminels présumés ; acteurs politiques et acteurs armés dans des sociétés où la légitimité du pouvoir n’est plus assurée par l’Etat. L’enjeu de la présence les acteurs humanitaires repose sur leur capacité à éviter que l’usage de la violence se radicalise dans l’espace et le temps. Contrairement aux organisations de droits de l’homme, elles ne se situent pas dans une obligation de dénonciation systématique des violences et violations, mais dans une obligation de fréquentation raisonnée de celles ci et de pondération de ses effets sur les populations. Pour les ONG humanitaires ces obligations sont définies par le droit humanitaire et non par les conventions sur les droits de l’homme.

2. L’une des fonctions du droit international humanitaire est de fournir des garanties d’indépendance à l’action humanitaire. Comment s’articule pour MSF la problématique témoin judicaire/ témoin humanitaire ?

Le droit humanitaire fixe le cadre juridique qui permet à l’action humanitaire de ne pas « perdre son âme » dans ces contextes, et les procédures de seuil pour passer de la responsabilisation à la dénonciation dans des circonstances extrêmes. Ainsi donc les organisations humanitaire doivent rendre compte de leur capacité à mettre en œuvre des secours et des entraves délibérées qui leurs sont imposées.

Le fait que leur action se situe dans le même temps et sur le même lieu que les violences les oblige à limiter leurs relations avec la CPI. Les organisations humanitaires ne doivent pas être perçues comme des informateurs ou des « espions judiciaires » de la CPI, présents sur le terrain pour recueillir des preuves, plutôt que pour secourir les victimes. Cela limiterait l’accès aux populations et mettrait en danger non seulement le personnel de secours, mais également les victimes. Selon le droit humanitaire, l’action et les organisations humanitaires doivent être indépendantes c’est à dire ne doivent pas avoir d’autres objectifs qu’humanitaires. Pour accéder aux victimes et être tolérées sur le terrain, les ONG humanitaires ne peuvent pas prétendre poursuivre d’autres objectifs, même s’ils sont très légitime comme la recherche de la paix, de la justice ou de la lutte contre l’impunité. Les tribunaux internationaux ad hoc sur l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont d’ailleurs reconnu qu’il y avait une incompatibilité entre la mission humanitaire et celle de témoin judiciaire. La fonction d’alerte et d’informations des ONG humanitaires doit donc être limitée aux situations de violence extrême où l’action humanitaire est rendue impossible par le recours à la guerre totale ou une intention exterminatrice avouée ou sous jacente de la part des acteurs du conflit. Dans le passé MSF a alerté les Etats et l’opinion publique face à des situation de négations de crimes massifs et délibérés sur les populations comme ce fut le cas en ex-Yougoslavie à Srebrenica, ou face au génocide des rwandais tutsis et des massacres de réfugiés rwandais dans la région des grands lacs africains. Concernant les tribunaux internationaux et la CPI, MSF assume ces alertes publiques mais demande à la CPI de ne pas imposer d’obligation de témoignage ou de transmission d’informations supplémentaires à l’organisation ou à ses membres. De toute façon, au delà d’informations plus ou moins générales sur les violence ou sur les victimes, aucune ONG ne peut se substituer au travail d’enquête judiciaire et de protection des témoins qui ne peut être assumé que par un tribunal. Pour MSF, les ONG humanitaires ne peuvent être ni la gâchette de la CPI pour le déclenchement des enquêtes, ni ses sous traitants pour la récolte d’information et la protection des témoins. Par contre en tant qu’acteur de secours, MSF veille à ne pas détruire les preuves et fournit par exemple des certificats médicaux aux victimes.

Ces contraintes ne s’appliquent évidemment pas aux organisations de défense des droits de l’homme dont l’objectif principal est justement la dénonciation de chaque violation.

3. Quel est pour MSF l’élément le plus important inscrit dans le Statut de Rome ?

Pour nous il y a deux éléments essentiels dans le statut de Rome qui ont marqué un tournant pour les acteurs humanitaires.

  • D’abord le statut de Rome donne pour la première fois une définition juridique unifiée et universelle des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre dans les cas de conflits armés internationaux mais surtout de conflits armés internes. Concernant le génocide, la CPI a repris la définition qui avait déjà été établie par la convention de 1948. Le fait de disposer de définitions unifiées qui font l’objet de transposition dans les différents code pénaux des pays a permis de donner un sens et un contenu concret à ces notions et de les faire sortir du registre de la propagande, du relativisme ou de l’émotion. Par symétrie, l’existence de ces catégories précise les limites de l’action humanitaire.
  • L’autre dynamique importante crée par le statut de Rome concerne la reconnaissance d’un statut de victime et d’un droit à l’indemnisation pour elles. Le fait d’avoir ouvert un espace aux victimes permettra de changer de regard sur l’efficacité de la violence armée et sur son prix. Jusque là, la sanction du droit humanitaire était l’efficacité militaire. Les victimes n’étaient que des dommages collatéraux de la victoire ou des crimes de vaincus. La multiplication de conflit armés internes et le fait que 90% des victimes de ces conflits sont des civils et non des combattants, n’était compensé par aucune méthode de calcul du prix des souffrances subies par ces populations. L’émergence d’une possibilité d’indemnisation et de contestation de la violence – utilisée au nom des populations mais contre elle – contribuera sans doute à rééquilibrer les rapports de forces entre les civils et les groupes armés gouvernementaux ou non, qui prétendent agir en leur nom.

date de publication : 26 avril 2007

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