Interview de Claude Jorda, Juge à la CPI

1) Vous étiez auparavant, Président du TPIY et de ce fait Président de la Chambre d’appel du TPIY et du TPIR. En abordant la première affaire devant la CPI, quels sont les enseignements que vous avez pu tirer des précédents tribunaux pénaux internationaux ?

Au Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie (« TPIY »), les juges ont créé eux-mêmes le règlement de procédure et de preuve et l’ont amendé au fur et à mesure. La procédure a, dès lors, toujours pu s’adapter à la politique pénale du Procureur et aux droits de la Défense. La Cour pénale internationale est bien différente sur ce point puisque son règlement de procédure et de preuve a été adopté par l’Assemblée des Etats parties et ne peut donc être modifié que par cette même assemblée. Ce qui rend l’adaptation du système de procédure pénale extrêmement complexe et à mon sens injustifié. Au début du TPIY, les procès étaient très longs et au fur et à mesure de l’expérience que nous avions, nous avons pu les ramener à des procédures plus courtes. J’ai pu également tirer des précédents des tribunaux ad hoc, un enseignement tout à fait provisoire, en ce qui concerne la politique pénale du Procureur. Rapidement après l’arrivée de Louise Arbour au TPIY, cette politique pénale a été tournée vers la mise en accusation des grands leaders politiques et militaires. Par ailleurs, le fait que les Tribunaux ad hoc aient été créés par le Conseil de sécurité présente un certain avantage, dans la mesure où ce dernier reste une « force de frappe » pour les Tribunaux même si l’on peut noter des échecs retentissants sur l’arrestation de Mladic et Karadzic. Enfin, il ne faut pas oublier les jalons substantiels en terme de jurisprudence que les Tribunaux ad hoc ont posé, notamment concernant la responsabilité du supérieur hiérarchique, les éléments des crimes et qui bien que non suivis de manière systématique par la Cour n’en restent pas moins une source importante lors des délibérés de la Chambre que j’ai présidé durant trois années.

2) Vous avez présidé la première audience de confirmation des charges devant la Cour pénale internationale. Comment aborde t-on un tel événement pour l’histoire de la justice pénale internationale ?

Dans la nouvelle procédure telle que posée à la Cour pénale internationale, la confirmation des charges est l’aboutissement de toute la phase préliminaire (pratiquement inexistante au TPIY). C’est donc une lourde responsabilité qui échoit aux juges des Chambres préliminaires. L’audience de confirmation des charges réunit tous les participants à la procédure. Au cours de cette audience, le Procureur, qui a la charge de la preuve, devra avancer suffisamment d’éléments pour que l’affaire soit renvoyée devant une chambre de première instance. Parallèlement, les victimes peuvent se faire entendre et enfin il s’agit du dernier moment de la procédure où la Défense peut éviter le procès. Aujourd’hui je vous expose cette première audience de confirmation des charges avec beaucoup d’humilité, surtout en termes de bilan qu’il va falloir faire dans la mesure où le stade préliminaire dans l’affaire Le Procureur c/ Thomas Lubanga Dyilo a duré 11 mois pour seulement trois charges. Néanmoins, je crois pouvoir vous dire aujourd’hui que l’audience s’est déroulée dans des conditions qui ont été saluées par la presse internationale et les juristes du domaine.

3) Quels sont à votre avis les principaux acquis jurisprudentiels des décisions sur les droits des victimes et sur les droits de la Défense devant la Cour pénale internationale ?

S’agissant du droit des victimes, il faut saluer l’arrivée de ce nouveau participant à la procédure et ce, dès le stade de la situation. La Chambre leur a pour l’instant accordé au stade précédent une affaire, le droit général d’être entendu. Dans l’affaire Le Procureur c/ Thomas Lubanga Dyilo, la Chambre a reconnu à 4 personnes le droit de participer à la procédure. La Chambre a limité la participation des victimes, aux victimes qui ont démontré qu’un lien de causalité suffisant existe entre le préjudice qu’elles ont subi et les crimes contenus dans le mandat d’arrêt. Sont alors considérées comme victimes de l’affaire, les victimes directes et le cas échéant leurs familles ainsi qu’aux personnes qui leur sont venues en aide pour empêcher qu’elles deviennent victimes ou qui sont intervenues pour venir en aide aux victimes directes. Lors de l’audience de confirmation des charges, la Chambre a pris garde aux modalités de participation de ces victimes. En effet, ces dernières ont toutes souhaité rester anonymes pendant cette phase de la procédure. Dès lors, la Chambre leur a accordé des modalités de participation relativement restrictives en vue de protéger les intérêts de la Défense qui ne peut se voir opposer des accusations anonymes. La Chambre leur a donc accordé d’avoir accès à tous les documents publics, de participer aux audiences publiques et de faire une intervention initiale et finale lors de l’audience de confirmation des charges.

S’agissant des droits de la Défense, contrairement à ce qui a pu être dit parfois, j’estime que les droits de la Défense sont particulièrement bien protégés au sein de la Cour, d’un point de vue procédural et d’un point de vue pratique. Il m’a semblé que pour la première audience de confirmation des charges, le banc de la Défense était particulièrement bien représenté, qu’il leur a été accordé une aide judiciaire relativement importante, puisqu’elle s’est élevée à 220 000 euros. Néanmoins, il est vrai qu’au niveau de la justice internationale, il n’y aura jamais d’égalité de moyens entre le Procureur et la Défense. Et l’égalité des armes entre le Procureur et la Défense ne signifie pas nécessairement égalité de moyens et notamment dans le cadre du Statut de la Cour pénale internationale. En effet, la disparité de moyens entre le Procureur et la Défense tient au fait que le Procureur, en tant qu’organe de la Cour, enquête en vertu de l’article 54 du Statut tant à charge qu’à décharge et ce sur plusieurs situations et plusieurs affaires. Autrement, son rôle, qui peut paraître en contradiction, renferme à la fois les pouvoir d’un Procureur de common law et d’un juge d’instruction à la française. Si bien que d’une certaine manière, pendant toute la phase de l’enquête on peut dire que le Procureur travaille pour la Défense, son rôle étant de découvrir la vérité sur les faits incriminés. A cette inégalité de moyens, les juges de la division préliminaire doivent y être particulièrement vigilent.

4) Comme vous le savez déjà votre Etat n’a toujours pas adopté une loi d’adaptation du droit pénal français au Statut de Rome. Êtes-vous conscient de ce problème et pensez vous soulever cette question auprès de votre gouvernement afin que la loi soit adoptée dans les plus brefs délais ?

Je ne peux que regretter de voir la France, alors même que son rôle lors des négociations de Rome fut très important, donner un tel exemple ! Néanmoins, il me semble que le projet de loi portant adaptation du droit pénal à l’institution de la Cour pénale internationale ne peut être maintenu comme tel. En effet, introduire une telle distinction entre « crimes » et « délits » de guerre alors même qu’ils concernent tout deux des actes qui sont incriminés par le Statut de Rome, c’est, à mon avis, effectivement aller à l’encontre même de l’esprit du Statut et des raisons d’être de la CPI. Je vous rappelle que la Cour est compétente pour connaitre « des crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale », qualifier certains d’entre eux de délits c’est donc non seulement rétrograder en la matière mais aussi aller à l’encontre même de ses engagements internationaux. Par ailleurs, admettre que certains crimes de guerre puissent être prescriptibles 10 à 30 ans après leur commission c’est également vider de son sens l’article 29 du Statut qui dispose que les crimes relevant de la compétence de la Cour ne se prescrivent pas. C’est donc là adopter un régime tendant à laisser croire que les crimes de guerre ne sont pas aussi importants que ceux de génocide ou de crimes contre l’humanité. Distinction qui n’existe nulle part dans le Statut ! Cela étant, la France est dans le droit fil de sa position initiale à l’égard des crimes de guerre. Rappelons qu’il s’agit du seul Etat avec la Colombie à avoir recours à l’article 124 du Statut. Aux termes de cet article, tout Etat qui devient partie au Statut peut déclarer que, pour une période de 7 ans à partir de l’entrée en vigueur de ce texte, il n’accepte pas la compétence de la Cour en ce qui concerne des crimes de guerre lorsqu’il est allégué que ceux-ci ont été commis sur son territoire ou par ses ressortissants. Cette disposition a été introduite dans le Statut sur proposition du gouvernement français. Il en ressort malheureusement que l’on accorderait aux crimes de guerre un régime différent de celui qui s’applique au crime de génocide et aux crimes contre l’humanité, ce qui est d’autant plus regrettable et incompréhensible que les Etats sont déjà tenus par le droit international de poursuivre les criminels de guerre. Une telle approche tendrait inévitablement à étendre l’espace d’impunité, impunité contre laquelle nous joignons au quotidien nos efforts pour la combattre.

5) Quels sont, selon vous, les défis majeurs auxquels la Cour pénale internationale va devoir faire face ?

La Cour est une institution judiciaire complémentaire des juridictions nationales. Contrairement aux Tribunaux ad hoc, elle n’a donc pas la primauté de la compétence. Elle a pour objectif, ce qui à mon sens devrait être l’objectif de toute justice pénale pour les crimes internationaux, de faire juger les responsables de ces crimes par les autorités judiciaires nationales. A cet égard, on peut remarquer qu’aujourd’hui la tendance est de créer des juridictions hybrides, mixtes, telles que la Chambre criminelle de Sarajevo, le Tribunal pour le Cambodge voire éventuellement le Tribunal pour le Liban.

Néanmoins, cet objectif comporte un risque politique majeur : celui d’utiliser ou d’instrumentaliser la Cour au profit de régimes pseudo-démocratiques, soucieux de neutraliser les opposants politiques intérieurs. Par ailleurs, la Cour est le fruit d’un compromis politique, doté d’un Statut et d’un règlement de procédure et de preuve extrêmement complexes qui risquent à terme de la paralyser (outre les contraintes budgétaires). Le défi majeur de la CPI me paraît dès lors double en l’état actuel :

  • faire ratifier davantage d’Etats
  • ne déférer devant elle que les plus grands dirigeants pour les crimes les plus graves.

date de publication : 29 juin 2007

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